Monsieur


Décembre 2014.

Monsieur, combien de femmes avez-vous fait rêver? Combien d'entre elles sont tombées sous votre charme?

Moi-même tout au début, je me suis laissée aller à cette pensée singulière...

Je me demande encore combien de temps ai-je attendu pour comprendre que je faisais fausse route?

Vous étiez bel homme: élégant, attentionné (un peu coincé, peut-être), même gentleman auparavant. Cette qualité, malheureusement, s'est amenuisée avec le temps. La cinquantaine arrivant, petit à petit, vous avez commencé à vous permettre des réflexions grivoises; qui ne correspondaient plus, du tout, à votre image tant travaillée.

Il était le gendre parfait.

En apparence, une seule chose aurait pu nous alarmer: peut-on être aussi parfait? Je vous le demande...

Car au premier abord, il frise, et de toute façon, il vise la perfection. Le risque: tomber sous l'émerveillement.

De fait, une fois sous son emprise, cette étrange mente religieuse manipule ses proies avec une telle dextérité qu'il deviendra quasiment impossible, pour celles qui se sont laissé prendre, d'en sortir indemne.

Puisqu'il m'offrait ma chance, je lui ai, de suite, voué une véritable admiration.

Je me suis presque sentie trahi lorsqu'il s'est mis à me confier certaines de ses pensées.

Lorsqu'il a eu suffisamment confiance en moi, de temps en temps, il oubliait son personnage social parfait, et ses critiques allaient bon ton.

Il devenait une langue de vipère ou une langue de pute (au choix...).

Très rapidement ses paroles m'ont offusquée car je ne comprenais pas pourquoi il me les contait.

Comment pouvait-il me confier ces et ses propos?

Comment pouvait-il me parler ainsi de ceux qu'ils appelaient ses amis?

Et puis le doute s'est installé: que disait-il sur moi? 

Ma confiance en lui s'était déjà, à cette époque, quelque peu amenuisée. Mais étrangement mon émerveillement, ma fascination pour l'homme non!

Peut-être d'ailleurs la peur de déplaire à l'homme parfait, était-elle devenue encore plus grande. Ayant peur de lui donner de quoi me critiquer en mon absence, j'ai fait l'impossible pour être la plus parfaite à ses yeux. Je me demande si ce n'est pas pour cette raison que j'ai cherché à changer mon propre personnage social, pour répondre à ses attentes, être la plus irréprochable au regard de Monsieur.

J'ai donc tenté, moi aussi, d'être la plus honnêtement possible parfaite.

Chose impossible.

Tout homme ou femme, d'ailleurs, est une création parfaite et imparfaite à la fois.

Pourtant, L'Homme parfait, Monsieur me renvoyait sans cesse à mes imperfections. Quoi que je fasse cela n'était jamais suffisant.

Je pouvais et devais toujours mieux faire.

Il avait une sorte d'encouragement, pourtant.

Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il me félicitait d'abord et qu'il objectait de suite les améliorations auxquelles j'aurais dû penser!

Mais il est, en fait, beaucoup plus vicieux et pervers. Il n'avait pas de parole positive, je crois. Par contre, il avait toujours un leitmotiv dans ses sous-entendus (il excellait dans ce domaine: les non-dits): « J'ai confiance en toi, je sais que tu peux mieux faire; alors ne me déçoit pas! ».

Je me demande encore: comment ai-je pu accepter de me soumettre à cet homme?

Une étrange culpabilité m'envahit: comment ai-je pu le laisser me manipuler pendant tout ce temps?

Je pensais, j'ai pensé toucher mon rêve. Mais ce ne fut, en réalité, que du bout des doigts.

Il ne m'a jamais aidé ni même encouragé. Il était toujours surpris, ébahi par mon travail personnel. C'est un fait.

Mais j'étais bien trop précieuse à ses yeux, pour qu'il accepte de me laisser partir.

Il ne m'a pas ouvert les portes. Peut-être même, les a-t-il fermées!?

J'étais une jeune femme ambitieuse.

Il s'est servi de mes faiblesses pour son propre compte.

Si j'ai pu croire qu'il s'intéressait à ma personne, c'est parce qu'il me posait des questions. Mais elles n'avaient en réalité, que deux utilités. La première, la courtoisie: vertu qui était dénuée de tout intérêt à ma personne. Et la seconde, la curiosité, ce qui finalement servait bien ses intérêts personnels: me manipuler pour son propre compte.

Il sembla aussi, un temps, généreux. Tout au début, il m'offrit des livres, me paya des entrées pour des expositions artistiques; et même par la suite, des voyages culturels. Mais malheureusement, cette générosité cachait son vice: maintenir une emprise sur moi. En se faisant passer pour le bienfaiteur de la classe populaire (dans laquelle il me rangeait), il organisait jusqu'à ma vie privée: mes lectures, mes sorties et même mes voyages!

Est-ce ce Monsieur, qui a détruit une partie de moi-même?

Je n'ai jamais eu une très grande confiance en moi, soit, mais je savais ce que je voulais et j'avançais dans cette direction.

Aujourd'hui, je ne suis plus sûre de la direction vers laquelle je me dirige.

Depuis quelques années, il avait réussi à semer le doute dans mon esprit. Je ne me voyais plus que comme celle que j'étais à ses côtés. Et non plus comme celle qui me faisait rêver. L'aboutissement de mon rêve me semblait inatteignable.

N'était-ce pas cet homme qui me faisait sans cesse douter de mes capacités? Et toujours retarder l'échéance du grand saut? Et ses conseils intéressés ou consciemment malveillants n'ont-ils pas eu raison de ce sentiment d'échec que je ressens à présent?


Août 2016.

C'est comme si quelque chose me manquait. Comme si la page n'était pas complètement tournée.

Que s'est-il passé pour que tout resurgisse, maintenant?

C'est toujours un retour.

Une aberration, pourtant.

Je ne comprends pas ce que cela veut dire.

C'est si soudain. Cela ressurgit si soudainement, je veux dire, après tout ce temps.

Pourquoi?

Et pourquoi est-ce si tenace? J'ai l'impression que chaque nuit cela me hante. Tous les matins, j'ai le souvenir au réveil d'un rêve étrange qui est lié à ma vie d'avant.

C'est comme si c'était lui qui venait me hanter. Toutes les nuits.

Etrange...

Peut-être que je recherche le pardon, son pardon.

Est-ce que je me sens coupable? Oui, sans doute que oui.

Je n'aime pas ce que j'ai fait mais il ne m'en a pas laissé le choix.

C'est la situation dans laquelle il m'a mise , 13 ans durant. Si je voulais recommencer une autre vie, je ne pouvais pas faire autrement.